« Les Anglo-Normandes, dites-vous ? Je connais mais ne saurais pas les situer. Ah, ce sont ces paradis fiscaux au cœur de l’Europe, non ? »
Voilà généralement ce que j’entends quand j’informe mon interlocuteur d’une possible visite là-bas. Un bout d’Angleterre défiscalisé, bien planqué dans le coin ouest du Cotentin, juste au-dessus de la baie du Mont Saint Michel et des remparts de Saint Malo… oh que voilà une définition très grossièrement brossée de ces îles qui sont bien autre chose qu’une curiosité géopolitique et financière !
Nous avons visité quatre d’entre elles, les plus grandes et les seules habitées si l’on excepte Herm, la plus petite, très proche de Guernesey. Nous ne comptons pas les nombreux îlots, cailloux, étocs et autres « grunes » éparpillés dans cet archipel : il serait dangereux de les fréquenter de trop près : ce sont de terribles serial killers de bateaux.
Du sud au nord, nous commencerons par Jersey, filerons d’un seul bord sur un mouillage idyllique à Sark, prendrons un fish and chips à Guernsey puis nous laisserons dériver dans le violent courant du « Swinge » pour une dernière étape à Alderney.
Outre le plaisir de retrouver de vieilles connaissances (avec ANDRO, nous visitions souvent ces « îles-étapes » bien pratiques avant de traverser sur le sud de l’Angleterre …), nous profiterons du temps décidément exceptionnel de cet été pour effectuer quelques randonnées pédestres dans ces sites magnifiques.
JERSEY
Certes …Mais avant de parler de Jersey, parlons de notre amie Laure. Ou plutôt du livre qu’elle nous a conseillé : Churchill m’a menti de Caroline Grimm (qui n’est pas la sœur des frères!). Un grand merci à elle. Le bouquin est passionnant, émouvant et … instructif. Il nous a permis une visite contextualisée et éclairée par des éléments généralement soigneusement cachés sous le tapis du consensus et de l’oubli.
Quatre îles oubliées, le titre de cet article n’est pas choisi au hasard. En 1940, l’Angleterre de Churchill concentre ses forces sur la défense de son territoire et « abandonne » les anglo-normandes. Quelques habitants de Jersey acceptent l’offre des Anglais de les accueillir chez eux, la plupart des autres resteront et connaîtront … l’enfer.
A savoir : les nazis ont envahis les îles dès 1940, y sont restés jusqu’en Mai 45 (!) et ont martyrisé la population (en fait, au début, ceux qui ne collaboraient pas étroitement avec l’occupant). Cerise sur le gâteau de l’ignominie : à Alderney*, ils ont fait construire par des prisonniers du front de l’Est, des fortifications mais aussi, hélas, un camp de concentration pour « demi-juifs », les juifs mariés à des aryens. Juifs ? La communauté était importante dans cet archipel : ici comme ailleurs, en France par exemple, les antisémites militants et les « pas concernés » ont profité de l’aubaine. Ces juifs-là ont été déportés en Allemagne ou en Pologne pendant que venaient de France ou d’ailleurs les « demis » internés à Alderney pour y travailler avant d’y être exterminés.
Je ne vais pas vous raconter par le menu le contenu du livre : lisez-le ! Il est plus nuancé et les situations décrites plus complexes que l’est mon pauvre résumé. Les Anglais n’ont pas voulu reconnaître que, un, des possessions de leur pays avait été partiellement occupées (Churchill, dans ses mémoires, dessine une carte dans laquelle les « anglos » sont françaises !!) et que, deux, des salauds comme nous en avons connu chez nous, aient pu appartenir à leur communauté. Chaque pays met sous le tapis ce qui le gêne … aucune nation n’échappe à ce déni.
A Jersey, les îliens, eux, se sont souvenus. L’île offre au regard pas mal de monuments et des lieux de mémoires. Par exemple, les fameux tunnels construits par des prisonniers de guerre pour servir d’hôpital aux troupes allemandes et dans lesquels nombre de ces travailleurs forcés et non nourris sont décédés.
Pour le reste, quelle belle île ! La côte nord est exceptionnelle. Un sentier côtier la longe sur toute sa longueur, offrant des vues superbes sur la mer et les falaises de granit. Nous en avons parcouru une partie pour notre plus grand plaisir de marcheurs.
Saint Hélier, la capitale, est une cité active et développée. Elle ressemble aux villes anglaises moyennes que nous connaissons à l’exception notable des multiples noms de rue, de village et de places qui « sonnent » tout-à-fait français. Population affairée mais calme et accueillante, rues et autres lieux d’hygiène ultra-propres … on pourrait se croire en Suisse (hasard?), multiplicité des banques comprise. Il y a là, comme ailleurs, des riches et des moins riches. Les premiers roulent dans des berlines achetées des sommes astronomiques, qui donnent aux parkings des allures monégasques . On sourit à la pensée que ces engins taillés pour l’autoroute ou les chemins de campagne chaotiques roulent bien inutilement dans une île si petite.
Le tourisme y est très présent mais pas vraiment écrasant. On y croise de nombreux Français : principalement ceux qui naviguent auxquels s’ajoutent ceux qui profitent de la proximité d’avec le continent pour une virée en ferry depuis St Malo ou Granville. Nous y avons passé trois jours complets avec l’impression que nous n’en avions pas fait le tour.
SARK
Peut-on faire plus différent de Jersey que Sark *? Une île toute menue, une île hors du temps avec des chemins de terre, des carrioles et des tracteurs. La « ville » est une rue longue d’une centaine de mètres, parsemée des quelques boutiques nécessaires à la vie des habitants. Étonnant pays dont les administrations ou autres services publics logent dans des villas anonymes bordées de jardins proprets. Ainsi en va-t-il de l’école, du siège du « gouvernement » ou encore de l’hôpital et même de la prison. Oui, il y a une prison à Sark ! Vide mais bien présente.
Le pays est gouverné par des « familles » dans un conseil. Un sénéchal est choisi parmi ces familles pour diriger le pays. Il s’agit en fait d’une organisation féodale qui n’a pas vraiment évoluée depuis le moyen-âge. Gens accueillants comme dans les autres îles, calme incroyable dû à l’absence de voiture. Chemins et routes poussiéreux car non goudronnés, bordés par des haies hautes et fleuries dans lesquelles poussent quantité de mûres que nous ne pouvons cueillir, faute d’être à maturité.
La promenade entre notre -divin- mouillage de Dixcart Bay et Little Sark à l’autre extrémité de l’île nous a enchanté. Peu de tourisme : seuls quelques bateaux viennent de Guernsey dans la journée et déposent quelques dizaines de téméraires qui ont bien voulu tenter l’expérience (pas de plages, pas de gadgets, pas d’attractions … un coin pour poètes ou rêveurs en somme.
Nous avons néanmoins vu quelques belles maisons anciennes proposant des « bed and breakfast » ou des locations saisonnières. Souvent situées dans des endroits enchanteurs avec des vues uniques, elles doivent être agréables à occuper pour un break hors de notre chère civilisation. Y venir à la fin de l’été, c’est pouvoir s’offrir un temps de silence et de calme tout en cueillant les innombrables mûres bordant les chemins creux. Avis aux amateurs de destinations insolites !
GUERNSEY*
Nous ne nous sommes pas arrêtés longtemps dans cette île qui est certainement celle que nous connaissons le mieux pour l’avoir parcourue en bus, à pied et même en vélo. Si Jersey est citadine et parfois vrombissante, Guernsey reste beaucoup plus rurale, « old fashion » par bien des aspects. Ici la richesse est moins étalée et les ruelles de Saint Peter, port principal, sont étroites et grimpantes. Vous l’avez compris, elle ne ressemble pas à sa cousine. Son port est accueillant même si nous avons trouvé ses installations vieillies et son organisation, égale à ce qu’elle était, c’est-à-dire assez confuse. Les voiliers et autres bateaux à moteur se disputent une darse qui n’est accessible qu’à mi-marée et dans laquelle ils s’entassent les uns contre les autres par rangées de deux ou trois, voire quatre. Vous arrivez, saluez votre voisin avec qui vous êtes à couple (oui, à couple, pas EN couple, pour ceux qui restent imperméables au langage nautique…). Après les politesses d’usage, vous avez toutes les chances d’entendre, en anglais, en français, en allemand ou en hollandais : je pars demain à cinq heures du matin, je vais devoir vous déranger pour la manœuvre … le bassin n’est accessible qu’à partir de deux heures trente avant et après pleine mer, c’est donc la marée qui décide des départs. Quand vous-même êtes coincé contre le quai et que vous devez « avertir » deux bateaux à couple du votre, même plaisir sadique : je pars à quatre heures demain matin, je vais devoir …etc.
Nous avions traîné à Jersey, profité d’un magnifique mouillage à Sark. Nous avons donc décidé de partir, à cinq heures trente, en même temps que notre fucking voisin de ponton qui venait de nous annoncer, « a little bit » goguenard, la bonne nouvelle de son matutinal départ.
Juste le temps de se régaler d’un fish and chips excellent dans un joli pub (nommé le « dix-neuf » … dire qu’à Annecy, on avait notre cantine au « dix-sept »!) et de s’étonner de la grande qualité du produit. Nous en avions mangé d’autres dans d’autres endroits qui étaient très en-dessous de celui-ci.
Nous n’avons pas visité la célèbre demeure de notre grand écrivain national (Hauteville House), celle-ci est en cours de restauration. Ce sera pour une prochaine fois. Au fait, de quel écrivain s’agit-il ? Allez, ne soyez pas misérables, cherchez un peu dans votre mémoire ou dans le Lagarde et Michard consacré au dix-neuvième siècle ! … Tiens, dix-neuf ?!
Les courants, violents dans le coin, nous ont poussé à vive allure jusqu’à Alderney, notre dernière escale anglo-normande.
ALDERNEY*
Étrange, très étrange petite île, tout en long, rase et battue par les vents. Le port est une rade artificielle crée par l’ajout d’une longue digue, protégée des vents du nord au sud-est mais pas du nord-est. De nombreuses bouées jaunes permettent aux bateaux en escale de s’amarrer dans des conditions acceptables, à condition d’avoir un bon moteur d’annexe car le ponton pour les y accueillir est assez éloigné. On imaginait une Sark bis, en un peu plus grand … on a trouvé son exact contraire. L’une est calme, silencieuse, dépourvue de toute automobile, quasi secrète, toute entière prise dans une nature superbe, omniprésente et inchangée depuis des siècles. L’autre, Alderney donc, surprend.
Routes goudronnées avec voitures dessus. Beaucoup de voitures si l’on rapporte le trafic à la taille de l’espace. Un petit aéroport également. Une ville située sur le plateau, accessible depuis le port par une bonne petite grimpette. Un petit bourg plutôt, qui aligne ses boutiques multicolores sur deux, trois rues « principales ». Peu de monde dehors. Les îliens que nous croisons sont le plus souvent dans leur bagnole.
Nous tentons une balade sur le sentier côtier qui longe, mais d’assez loin, les falaises imposantes de la côte sud. Le chemin passe juste en dessous de la piste atterrissage de l’aéroport. Trois avions à hélices, de taille modeste, viennent caresser le tarmac en passant près de nous. Les champs sont secs, jaunes comme on ne les imaginent pas dans ce coin arrosé. Il est vrai qu’il ne pleut pas depuis de longues semaines .L’île elle-même est un vaste plateau avec peu de végétation.
Notre retour au port passe par le club nautique local, charmant, ouvert de trois à cinq « pm » et tenu par des bénévoles. Accueil sans chichis, genre pension de famille, prix dérisoires. La taulière, une petite mamie adorable, pousse carrément un cri de joie en voyant les gens attablés en terrasse quitter précipitamment leurs tables pour se mettre à l’abri. It’s raining, my god ! Enfin de l’eau ! Nous sommes contents pour elle et ses compatriotes. Échanges de sourire entendus : ici, la pluie, ça se fête.
Le cake au citron était divin et sortait tout droit du four de la dame, j’en donnerais ma main à couper. De la dame en question, un petit clin d’œil complice : alors que je choisi ce gâteau plutôt que celui « à la courgette » ou celui « au chocolat », elle me glisse : « vous verrez celui-là est vraiment excellent ». Il fut.
Le rideau du club se ferme et nous rentrons à bord. La météo que nous avons récupérée par le WIFI local nous met devant un choix à faire rapidement. Rester deux jours de plus mais être coincés par le mauvais temps qui s’annonce ou partir plus tôt que prévu et se mettre à l’abri à Cherbourg. Nous ne sommes pas trop partants pour être coincés ici, bateau loin du ponton, pas grand-chose à faire dans une île de toutes les façons impraticable par gros temps/grosse pluie. Et puis, ….
et puis il y a cette ambiance très particulière que nous ressentons ici, différente de celle des trois autres îles. Ambiance un peu pesante ? Rues un peu désertes ? Ville un peu … morte ? Un secret à cacher ? Nous ressentons tout cela mais en même temps, nous sommes parfaitement conscients qu’une petite voix nous susurre dans l’oreille qu’il s’est passé trop de choses ici pour une aussi petite communauté. La voix de Caroline Grimm sans doute (voir le premier chapitre). Aurigny a été abandonnée par la quasi totalité des habitants en 1940. Ils sont revenus cinq ans plus tard dans une île transformée en camp de concentration. Les îliens n’étaient pas les témoins de ces atrocités, n’ont rien à commémorer. Les dépliants pour touristes n’insistent pas sur cette tragédie : nous ne sommes pas à Auschwitz, circulez, il n’y a rien à voir !
Aurions-nous eu ce même sentiment pesant si nous n’avions pas lu ce livre ? Nous n’avons pas la réponse… Le « nous » est employé parce que Martine a très exactement eu la même sensation dérangeante en se promenant dans ce drôle de coin.
Nous sommes maintenant à Cherbourg, à l’abri dans le bateau. Un sud-ouest tonique souffle ses vint-cinq nœuds dans le port, charriant des averses lourdes et … humides. Le moment idéal pour les derniers potins du bord. La pêche par exemple !
Depuis que nos hameçons ont enfin tiré deux poissons, on dirait qu’ils y ont pris goût ! Nous mouillons notre ligne de traîne, nous attendons quelques dizaines de minutes et … deux beaux maquereaux frétillent à l’arrière du bateau, à préparer pour le repas du soir. Sympa, non ?
Bon, deux gros poissons à manger pour deux petits mangeurs… il reste toujours deux ou trois filets ! Que nous transformons en « CREME DE MAQUEREAU FACON PIXEL » .
Dont voici la recette ci-dessous. Testez là, elle est goûteuse !
Ingrédients : un maquereau fraîchement pêché / 1 citron / 20 grammes de beurre mou (salé si vous êtes en Bretagne, doux si vous êtes en Normandie) / une pincée de sel et trois ou quatre tours de « 4 baies ».
Méthode :
Vider le poisson, le faire cuire dans un cours-bouillon et le laisser refroidir.
Prélever les filets en essayant de ne pas prendre d’arêtes avec. Le hacher menu en le cisaillant entre deux lames de couteaux jusqu’à obtenir l’aspect « rillettes ». Ajouter le sel et le 4 baies. Mélanger l’ensemble avec le beurre mou (mais surtout pas fondu !) et l’arroser du citron pressé. Suivant le goût, quelques brins de persil peuvent être ajoutés à ce moment-là. Éviter les herbes ou aromates trop « présentes » (ciboulette, curry, coriandre) qui dénaturent le reste.
Mettre le tout au frigo avant dégustation sur des toasts. Bon appétit !
A part cela, on voudrait adresser un coup de cœur de l’équipage à l’ensemble des marinas et autres ports dans lesquels nous nous sommes arrêtés depuis notre départ de Paimboeuf. Ayant navigué en Bretagne et en Manche il y a quelques années, nous constatons des progrès considérables dans l’accueil. Personnel agréable et attentionné et efficace, hygiène des locaux en très gros progrès (pas de dessin, vous nous comprendrez), informations fiables et utiles … nous n’étions pas habitués. Bravo !
Heu, il y a bien un port qui nous a rappelé comment c’était « avant ». Accueil zéro, port très mal protégé (aucun travaux pour tenter d’y remédier) et personnel peu concerné, voire franchement distant. Aucune aide à l’arrivée. C’était bien sûr le plus cher du lot ! Lot qui rime avec Saint Ma…..
Bon, je vous laisse. Nous partons demain en direction du pays des ch’tis d’où nous espérons bientôt vous souhaitez … la bienvenue.
* : Je conserve sciemment le mot anglais, celui utilisé par les habitants du coin… pourquoi avons-nous la manie (coloniale ?) de tout franciser ? Donc, Sark = Serq, Aldernez = Aurigny et Guernsey = Guernesey.
sark, mouillage à baleine bay et son eau tonique à 17° j,en rêve !!!!
Je comprends que votre grande expérience vous a évité de faire deux fois la même erreur et que vous n’avez plus besoin des mécaniciens de Guernsey pour ouvrir les vannes. Bien.
Mais qu’en est-il du « my name is… » ? Fait-il toujours apparaître une moue dubitative sur le visage de vos interlocuteurs britanniques ?